Le combat chevaleresque que mena ce grand escogriffe de Platon contre les sophistes est traversé par un formidable paradoxe. Dénonçant sans relâche la rhétorique des ses ennemis jurés, il déploya lui-même, ce faisant, l’un des plus grands procédés rhétoriques de la philosophie, soit celui de ses dialogues théâtraux. Au travers de ceux-ci, il se permet la commodité de mettre en scène les sophistes, préjugeant au passage de leur attitude et de leur argumentation à son encontre. Il les réduit également – de la manière la plus sophistique (!) – à une espèce de bloc homogène alors que, comme le dit Gilbert Romeyer-Dherbey dans son étude sur les sophistes, la diversité et l’originalité de ces personnages et de leur doctrines « […] ne nous permettent pas de caractériser un système de pensée unique, dont le nom serait ‘sophistique’ et qui s’opposerait à ‘philosophie’. »

Mais voilà: la force de frappe platonicienne fut telle que la cause sembla entendue pendant plusieurs siècles et que le concept de rhétorique prit une teinte résolument péjorative, devenant à toutes fins utiles le contraire de la profondeur. Le schisme que Platon a introduit entre la réalité et le monde des idées a aussi installé ses ramifications jusqu’au cœur du langage: le philosophe doit désormais refléter dans son discours les lueurs éthérées du monde crypto-logique, et éviter si possible tout ce qui le ramène au jeu espiègle d’une parole vivante.

3 réflexions sur “Ars Rhetorica #3: le paradoxe platonicien

  1. Je suis d’accord sur les procédés de Platon :-)…. Mais, l’histoire des sophistes reste mystérieuse pour moi, je n’ai pas compris contre quoi ou qui se battaient ces philosophes, et cela me donne l’impression qu’ils ne faisaient que tirer sur une ambulance…
    Aristote était « professeur » de rhétorique à l’école de Platon. La rhétorique a été enseignée pendant les siècles qui ont suivi. Un bon avocat devait suivre des cours de rhétorique, ce fut le cas de Cicéron (4 siècles plus tard) qui grâce aux procédés issus de l’école platonicienne a fait acquitter presque tous ses clients qui étaient également tous coupables.
    « Le concept de rhétorique prit une teinte résolument péjorative » bien plus tard… et je ne sais pas pourquoi. Par ailleurs, c’est difficile de délimiter réellement cette teinte… car les écoles existent encore de nos jours, en cherchant rapidement sur Internet : « http://www.ecoledelartoratoire.com/ »… Est-ce qu’il n’y aurait pas des cours de rhétorique dans les écoles d’avocat encore de nos jours ? Est-ce que le côté péjoratif n’est pas simplement lié au fait que nous nous méfions de ceux qui cherchent à nous convaincre de cette façon, des hommes politiques en l’occurrence ? Pour finir avec un peu d’humour, est-ce que cela n’aurait pas un rapport avec ce passage : https://youtu.be/Do6YWKE5Vqs?t=170 ?

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  2. Oui, je reconnais que j’ai abrégé la déclinaison des faits. Il m’aurait fallu dire quelque chose comme « à partir de Platon, une conception péjorative de la rhétorique s’est peu à peu installée. »

    Platon ne condamne pas la rhétorique de bout en bout: simplement, il la chasse de la philosophie.

    Vous trouvez le combat contre les sophistes mystérieux ? Et bien on peut penser qu’avec ses conceptions éthérées – que vous dénoncez d’ailleurs à juste titre dans la MDLCD, le tandem Socrate / Platon eut maille à partir avec certains autres penseurs plus terre-à-terre – ce qu’étaient de toute évidence les sophistes. Il est fort possible aussi que cette opposition eut quelque chose de commode pour Platon, car elle lui permettait de mieux définir par le négatif sa nouvelle éthique philosophique.

    Par rapport aux sophistes et à la plupart des présocratiques, il me semble que Platon introduit un nouveau genre de vocation réflexive que l’on pourrait qualifier de pieuse, où le penseur est emporté dans la spirale de la Vérité jusqu’à la solitude lunaire de la pure abstraction.

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