On ne dira jamais assez à quel point nos sentiments sont précieux. D’ailleurs, les philosophes de l’histoire ne l’ont pas suffisamment dit. Nos sentiments ne mentent jamais, car ils sont par essence porteurs de notre vérité la plus intime; ils disent ce que nous sommes, ce que nous vivons, ce à quoi nous aspirons. Ils ne mentent jamais et cela, en raison du fait qu’ils précèdent tout travail de notre conscience – autrement dit, parce qu’ils découlent de la plus stricte nécessité de notre corps. Les sentiments s’imposent à notre pensée comme la force gravitationnelle s’impose aux objets de la terre: c’est-à-dire d’une manière parfaitement implacable. On peut les nier, les éviter, on peut s’inventer tout un théâtre afin de les masquer, on peut même bâtir une existence sur cet art de l’auto-duperie, mais le fait est que ces divers expédients n’atteignent pas le moins du monde à la réalité de nos sentiments: ils ne font que changer la nature de leurs manifestations au sein de notre être.

Sans doute importe-t-il ici d’expliciter la manière dont les sentiments sont susceptibles d’exprimer la vérité de notre être, vu la polysémie notoire de ce dernier concept. En premier lieu, il faut considérer qu’il ne s’agit certainement pas d’une vérité au sens d’une exactitude de la pensée, où l’esprit atteindrait à une représentation dont la précision serait telle qu’elle en fixerait fatalement la nature de l’être. Le sentiment se livre plutôt à nous au travers d’un voile d’ambiguïté, puisqu’il n’est jamais que l’interprétation cognitive de ce mouvement corporel que nous appelons « émotion ». Or, par définition, l’interprétation ne vise jamais l’exactitude, son mode d’action étant d’une toute autre nature. Ainsi, le jaillissement du sentiment au sein de notre esprit s’accompagne d’un monde de questionnements – ce dont nous ne manquons d’ailleurs pas de faire l’expérience, à chaque jour de notre vie, ou même à chaque moment, ne serait-ce que d’une façon purement latente. Mais alors, comment quelque chose de foncièrement ambigu peut-il receler du même coup quelque vérité que ce soit ? C’est que le sentiment agit sous le mode du dévoilement : peut-être ne livre-t-il pas de données exactes mais en revanche, il ouvre des espaces à la pensée à partir desquels l’être peut questionner sa propre nature. Ce que nous sommes, ce que nous vivons, ce à quoi nous aspirons : l’homme qui dispose d’un minimum d’expérience sait que ce ne sont nullement des choses qui puissent être fixées de manière définitive mais qui se découvrent par un long cheminement. Un long cheminement sur la voie duquel le sentiment a le bonheur de nous lancer, pour peu que nous soyons attentifs à son vrombissement, et que nous daignions y plonger par l’esprit.

Afin qu’ils puissent livrer la vérité dont ils sont porteurs, il importe donc que l’homme questionne ses propres sentiments, et cela en raison du fait qu’il risque constamment de céder à sa propension à les déformer, à les mutiler, à les farder des couleurs les plus criardes, jusqu’à les assécher complètement. C’est que l’être est susceptible de céder à la pression induite par les codes culturels de la société qu’il habite. Si la culture enrichit la vie intérieure des individus et alimente leur questionnement, les codes culturels – ces avortons dégénérés de culture, la tarissent. C’est ainsi que, trop souvent, nous voyons notre belle engeance mouler ses élans à l’aune d’une grégaire et désolante convention. L’amoureux croit-il dur comme fer qu’il vole le plus librement du monde vers l’objet de son désir ? Il est en fait précédé par la panoplie des codes sexuels de sa communauté, qui cadastrent avec précision le terrain de ses futurs ébats. Le philosophe, souvent empli d’une proverbiale naïveté en ces matières, est-il convaincu de voguer vers quelque trésor réflexif ? Tantôt, aveuglé par des ornières dialectiques, dérobé à son propre foisonnement intérieur, il va pourtant s’échouer sur un amas de banalités. Oh, elles seront sans doute habilement déguisées par l’attirail de sa raison, ces banalités, mais elles n’en seront pas moins dénuées de l’élan qu’insuffle le sentiment, lorsqu’il est à la source de la parole philosophique.

Et de la sorte, les hommes ne deviennent plus que les pantins d’une comédie écrite à l’avance, une comédie qui, avec le temps, peut finir par peser lourd sur les épaules des individus qui tentent de trouver le chemin de leur liberté. Et si, excédés par ces jeux duplicitaires, certains sont tentés de les écarter du revers de la main, il leur faut alors prendre garde de ne pas balayer du même coup les sentiments que ces jeux recouvrent. Quoi de plus tragique, pour un individu qui s’est oublié dans le brouillard des usages culturels, que de balayer aux oubliettes de l’esprit des pans entier de son monde intérieur ?

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Il est un cas qui illustre de manière fort intéressante tout ce que je viens de dire : soit celui du sentiment religieux. Il est important de noter que je n’entends pas ici tout ce qui relève de l’adoration religieuse ou de la foi institutionnalisée, puisque ces attitudes, qui supposent que l’être se soit au moins en partie fixé dans son cheminement, ne questionnent plus le sentiment religieux à sa base même, mais seulement ses dérivations doctrinaires. Si au contraire nous soulevons le voile de tous ces artifices culturels, nous arrivons à quelque chose de beaucoup plus dépouillé et de beaucoup plus primordial, à savoir un sentiment que nous pourrions décrire, très succinctement, de la sorte : soit la sensation selon laquelle le monde est trempé de sens bien que cette abondance ne puisse être expliquée ou saisie rationnellement (je m’en tiens à dessein à cette courte formule, ne serait-ce que pour mieux y revenir en d’autres circonstances). Ramenée à une telle simplicité, on conviendra qu’il s’agit d’une sensation à laquelle chacun est susceptible d’accéder, bien que cette accession ne soit pas facile pour autant. Il arrive quelquefois aux hommes d’être envahis par cette sorte d’abondance de sens mais seulement, pour la plupart, cela se profile avec latence. Or, ce qui est latent ne peut être questionné. Aussi, c’est seulement lorsque la sensation se trouve exposée au soleil de la conscience qu’elle devient un sentiment à proprement parler. La sensation aperçue, l’homme peut s’en dégager pour la considérer comme quelque chose d’étranger, pour la questionner, et éventuellement éprouver cette reconnaissance, cette gratitude sans objet défini en laquelle réside le cœur du sentiment religieux.

Le sentiment du sens universel a quelque chose de commun avec la clé d’une voiture : c’est qu’on finit toujours par l’égarer. Ainsi l’homme est-il un grand distrait jusque dans les choses profondes. De la même manière que l’automobiliste développe des astuces mnémoniques, des rituels destinés à l’aider à ranger ses clés d’une manière rationnelle, l’homme élabore également des rituels censés maintenir visible le fil du sentiment religieux au sein de son esprit. Évidemment, la clé d’une voiture a cet avantage manifeste, découlant de sa qualité d’objet tangible, de demeurer intacte, peu importe le degré d’indolence que met l’homme dans l’exécution de ses rituels quotidiens, ce qui n’est pas le cas du sentiment religieux. Avec l’habitude, celui-ci se putréfie lentement, jusqu’à passer sous une forme parfaitement immonde : de questionnement, il devient réponse, de mystère, il devient poignée de dogmes, de socle de l’intimité, il devient levier politique, d’aiguillon endurcissant, il devient célébration de la flasquitude humaine. Si bien que certains croyants en viennent à passer leur main au bénitier aussi machinalement que l’automobiliste qui passe chaque matin la sienne dans son bol à clés.

Les athées n’adoptent guère une meilleure posture : bien qu’ils aient toutes les raisons d’être dégoûtés par les égarements dont nous venons de parler, et bien que le grand coup de balai qu’ils assènent au monde des turpitudes religieuses ne manque jamais d’avoir un effet vivifiant, il n’en reste pas moins que souvent, ils noient aussi par la même occasion le fonds légitime qui est à la base de tout mouvement religieux – je parle évidemment du sentiment qui est l’objet de notre étude. Au fond, en réduisant le sentiment religieux aux usages culturels qui en découlent, l’athée ne fait que prolonger le simplisme éhonté qui est introduit par le croyant indolent. En cela, il est semblable à l’anticonformiste qui, si fier de sa posture, n’en est pas moins pris dans le même carcan que le conformiste. Croyants et athées enferment tous deux le sentiment religieux dans une navrante dichotomie où tout se résume à un choix : croire ou ne pas croire; ou à un postulat : l’existence ou l’inexistence de Dieu, comme si toute la complexité, toute l’ambiguïté inhérente au sentiment religieux n’avait pas le droit de cité. L’agnostique fait preuve d’à peine plus de sagesse en se distanciant de ce conflit : sa retenue est louable, mais elle ne vaut pas grand-chose s’il rechigne à se plonger jusqu’au fond de l’affaire.

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Mais justement, qui veut faire ce plongeon ? Nos consciences d’hommes postmodernes roulent à toute vitesse sur une autoroute bardée de panneaux publicitaires. Nous aimons son tracé régulier, sa nudité asphaltée, l’univocité de sa présence. Nous avançons, comme si nous étions convaincus que la route n’allait jamais se terminer. Pourtant, nous savons pertinemment que toutes les routes s’achèvent au cœur d’étendues sauvages. De plus, les panneaux publicitaires ne peuvent nous masquer le fait que ces étendues nous enserrent de toutes parts : nos angoisses de vivre, les apories de notre raison, l’absurdité montante de la vie nous le rappellent constamment. Mais il y a bien ces vrombissantes créatures qui nous invitent… Sans doute avons-nous intérêt à les écouter et à les rechercher, quitte à errer quelque peu sur leurs sentiers tortueux. C’est que parfois, il faut se perdre pour mieux savoir où l’on va.

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